Traversée de l'Iran à l'automne 1978

Drapeau Iran

Parti de France début septembre, j’arrive à la frontière Turquie-Iran début octobre. Jusque-là, le voyage a été assez plan-plan. Traversée de la France en stop, traversée de l’Italie en train puis de la Grèce et de la Turquie en car.

La monarchie iranienne vit ses derniers jours. Quelques semaines plus tôt, nous avons tous vu à la télé des reportages sur les manifestations des étudiants. On a d’abord annoncé mille morts, puis trois mille. En réalité, on ne sait pas grand-chose de ce qui se passe réellement ni de ce qu’on va trouver.

Je comptais prendre le train, mais face à cette incertitude, j’ai acheté un billet de car direct Istanbul-Téhéran. Quatre nuits et trois jours. Dans le car, il n’y a que des routards occidentaux. Les cars de l’époque sont loin d’être confortables, mais je me dis que c’est peut-être plus sûr comme ça. L’Iran a la réputation d’un pays où ça ne rigole pas, et vu les circonstances, personne n’en mène très large. À la douane, les portraits du Shah et de la Shahbanou accrochés aux murs nous adressent un sourire bienveillant pendant que les douaniers apposent leur tampon. RAS.

À Tabriz, où nous nous arrêtons pour déjeuner, les habitants sont sympathiques. Plutôt chaleureux, même. Quand j’ai commencé à me renseigner pour partir en Orient, je me suis aperçu que les idées qui circulaient alors sur les Turcs et les Iraniens n’incitaient guère à se rendre dans leur pays. Heureusement, jusque-là, je vais de bonne surprise en bonne surprise : j’ai trouvé les Turcs bien plus sympathiques que tout ce qu’on m’en a dit et cela semble s’appliquer aussi aux Iraniens.

La route de Tabriz à Téhéran ne ressemble à cette époque qu’à une route secondaire française d’aujourd’hui. Pas très large, signalisation routière réduite au strict minimum, et très peu de circulation. De loin en loin, des épaves de camion : souvent machos, les routiers jouent un peu à la roulette russe en refusant de se ranger lorsqu’un autre camion arrive en face.

En revanche, je me régale de ce paysage désertique. Un vrai cours de géologie à livre ouvert. Le vent forme des tourbillons de poussière. De loin en loin, des chameaux et quelques dromadaires se fondent dans les mirages. Je me fais soudain la réflexion qu’au même moment, dans la grisaille bruxelloise (avant de partir, j’ai travaillé quelques mois en Belgique), mes anciens collègues baillent en regardant la terne Rue de la Loi depuis la fenêtre de leur bureau.

Nous arrivons à Téhéran au petit matin. Le voyage a été plutôt éprouvant : il fait chaud dans la journée et les nuits sont très fraîches ; de plus, il y a beaucoup de poussière, surtout dans l’est de la Turquie où, à cette époque, la route d’Erzurum à la frontière iranienne n’est pas encore asphaltée. Sales et crevés, nous n’aspirons tous qu’à une bonne douche et une paire de draps propres. Peu d’hôtels sont ouverts aux Européens. Celui où la plupart d’entre nous se dirigent est un grand machin anonyme et froid. L’accueil n’est guère plus chaleureux. Les douches sont glacées, mais bon, personne ne pense à faire sa chochotte.

Je rencontre une Française qui, elle, revient d’Inde. Elle se balade avec un bâton au bout duquel elle a fixé une boule en ferraille. Pour se défendre, m’explique-t-elle. Ici et au Pakistan, les mecs ont parfois les mains baladeuses quand on monte dans le bus ou dans la foule, alors elle se fait respecter. D’ailleurs elle ne semble pas s’en offusquer et son attitude passe plutôt bien. Quand elle rabroue un mec un peu trop entreprenant, les autres se marrent. « Si tu ne réagis pas, comment te faire respecter ? Et puis, ici, la libération de la femme, c'est encore un peu tôt… »

Je passe la première journée à dormir et à traînasser dans le quartier de l’hôtel. Tout le monde semble vaquer à ses occupations normalement, mais à la différence de Tabriz, l’ambiance est tendue. À l’hôtel, les réceptionnistes nous jettent des regards noirs.

Le lendemain, je me rends à l’ambassade d’Afghanistan avec un autre Européen pour prendre un visa. Nous arrivons dans les beaux quartiers, l’ambiance est un peu différente. Les jeunes filles nous adressent discrètement des œillades que nous interprétons aussitôt à notre avantage. Un étudiant nous accompagne sur quelques mètres en faisant mine de nous indiquer la direction à prendre. Les rassemblements de plus de deux personnes sont interdits et tout le monde craint de se faire interpeler par la Savak, la police secrète du Shah. Il nous apprend que d’autres manifestations vont avoir lieu est qu’il serait plus sage de quitter Téhéran le plus tôt possible. Selon lui, le nombre des morts lors des manifestations aurait atteint entre-temps les dix mille. Nous voilà bien loin du petit confort de la vie dans l’Europe de l’Ouest de l’époque. Nous qui nous prenions pour des contestataires, nous avons maintenant l’impression d’être de vulgaires enfants gâtés auxquels les adultes se contentent de faire les gros yeux quand ils font une bêtise.

Pas de chance, l’ambassade est déjà fermée. Du coup, nous allons à la gare routière réserver un billet pour Mashad, près de la frontière afghane. Nous prendrons le visa là-bas.

Nous passons le reste de la journée et la soirée à nous balader dans Téhéran. Une grande ville moderne, anonyme, en damier. À chaque grand carrefour, un char et un camion avec des soldats en armes. Brrrr.

Drôle d’ambiance. Si le personnel de l’hôtel est plutôt froid, dans les restaurants et dans la rue, les gens sont malgré tout assez chaleureux. La ville reste très animée et, le soir, nous sommes surpris de voir que toutes les voitures ont des phares de couleur. Vert, rouge, bleu, jaune… C’est presque festif en dépit des circonstances. Je ne ressens absolument aucune hostilité envers les Occidentaux.

Le lendemain soir, départ pour Mashad. Une nuit sans histoire dans le car. Cette fois, nous ne sommes qu’une poignée d’Européens, mais l’ambiance est plutôt détendue. Nous sympathisons avec des jeunes Iraniens avec qui nous fumons même un joint à l’occasion d’un arrêt. Décidément, le Shah n’est pas encore parti que les souris dansent déjà !

À Mashad, finie la rigolade. La ville est en effervescence. Il faut dire que Mashad, c’est la ville où tout a commencé. C’est de là que viennent les mollahs dont on parle dans les journaux, notamment un certain Khomeini, pour le moment encore réfugié en France.

L’ambassade d’Afghanistan ferme à midi. Avec deux Anglais, je saute dans un taxi pour y être à temps. Nous voilà en plein milieu d’une manifestation de femmes, toutes en tchador. Nous avançons au pas. Au premier carrefour, un char et un camion avec de jeunes soldats qui pointent une mitrailleuse vers la foule. Des femmes leur font des signes d’apaisement. De toute évidence, ce sont les militaires qui ont le plus peur. Comme toujours dans ces cas-là, on craint qu’ils ne paniquent et se mettent à tirer.

Cahin-caha, le taxi se fraie un chemin dans la cohue et nous parvenons à l’ambassade. Un peu interloqués, nous nous retrouvons dans ce qui ressemble à une maison particulière dans le bureau de Son Excellence l’ambassadeur d’Afghanistan. Deux ou trois membres du personnel sont là aussi, tous plus mal fringués les uns que les autres. Malgré nos dégaines de hippies, nous avons l’impression que le costumier s’est planté et que le corps diplomatique, c’est nous tandis que les freaks, ce sont eux. Bref, au bout d’une demi-heure, nous avons nos visas et filons tout droit à la gare routière prendre des billets pour Herat.

Il n’y a plus de place dans le car du soir et nous voilà contraints de passer la nuit à Mashad. Avec un des Anglais, j’en profite donc pour faire un tour en ville et aller voir la mosquée. Entre-temps, la manifestation s’est dispersée et il règne un calme relatif. Comme demain ou après-demain c’est l’anniversaire du Shah, on s’attend à de nouvelles manifestations et, selon toute probabilité, à une répression sanglante. D’ailleurs, à mesure que nous approchons de la mosquée, des femmes nous murmurent en passant de ne pas rester dans les parages, que c’est dangereux.

C’est avec un sentiment mêlant le soulagement et la curiosité frustrée que je quitte donc l’Iran le lendemain.

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